A rebours - Huysmans

Zlatko Mar 11 Jan - 19:15

Simplement pour vous conseiller de lire ce grand livre qu'est A rebours, de Joris-Karl Huysmans, que j'ai adoré ! (à la suite d'un nombre incalculable d'écrivains et d'artistes qui ne m'ont pas attendu évidemment.)
Difficile de le résumer, ou de donner un avis global. C'est en gros la retraite d'un aristocrate dans une maison en solitaire, où il ressasse des épisodes de sa vie, fait la critique ou l'éloge d'un nombre incalculable de livres et d'auteurs, parle de ses goûts excentriques pour les pierres précieuses, les tissus ou les fleurs, imagine des symphonies à partir d'alcools ou nous livre des cauchemars.. Le tout porté par une grande admiration pour Baudelaire et un personnage, Jean des Esseintes, très amer.

J'ai retrouvé une lettre de Camille Lemonnier (écrivain du 19ème, considéré à l'époque comme le "chef de file du naturalisme en Belgique") qui donne ses impressions sur le roman et que je voulais vous faire partager !

"Mon cher ami,

Je viens d'achever à travers de violents soulèvements et d'inexprimables attirements votre très étonnant et magique A Rebours. Colères, indignations, dégoûts, enthousiasmes, vous m'avez ébranlé par tous les bouts, remué en moi toutes sortes de musiques, bonnes et mauvaises. Et, chose inexplicable, c'est quand je sentais le plus la nausée aux lèvres que je vous relisais le plus passionnément, avec la joie trouble d'étranges découvertes au fond de toute cette écœurante et superbe mixture. Je vous écris comme ça me vient, dans le frisson demeuré en moi de la lecture. Excusez donc les mots et n'y voyez que les sensations d'un homme à sang rouge, furieusement excité par tous les poivres de cette extraordinaire cuisine littéraire. Mais, vous le savez, je suis un peu avec les vaches et les veaux contre les maîtres queux qui les mettent à de si exaspérantes sauces. C'est égal, vous pouvez vous vanter de m'avoir fait raidement panteler sur votre gril !

Je ne pense pas, si loin que je regarde, qu'aucun autre livre contemporain donne l'étrange émotion de toutes les diaboliques épreuves par où passe votre Des Esseintes : c'est l'enfer de la névrose, avec des flammes rouges qui vous aveuglent, et des myriades de petites piqûres à la nuque, dans le dos, qui font qu'on se tâte et qu'on se demande si on va être entraîné dans ce tourbillon de folies. Vous êtes, à un degré encore inégalé, le poète horrifique du détraquement : la pourriture et la maladie d'un Siècle épuisé n'avaient point trouvé avant vous de si effroyables subtilités d'analyse : du coup, ça y est, l'hystérie va nous manger ce qu'il reste encore de santé dans notre morbide littérature. Car, et ceci sera votre châtiment, mon cher Huysmans, pour avoir joué sur l'écorché d'inoubliables variations, un tas de petites larves vont s'engendrer du fumier humain remué dans ce livre désormais Historique, et il y aura des sous-Huysmans à la queue comme à chaque effort nouveau de l'Esprit, à chaque forte sensation littéraire il y en a eu au cul de tous les remueurs d'idées. Et ceux-là, les cuistres ! feront de la virtuosité avec ce qui chez vous est de la souffrance, une souffrance qu'on devine par moments atroce, comme si des Esseintes c'était vous, et mettront une petite musiquette de mots vides là où retentissent vos cris enflammés. Quelle brûlot jeté dans nos jambes qu'un pareil bouquin, et quel retour il nous oblige à faire sur nous-mêmes ! Littérature, musique, peinture, lois, morale, toute notre humanité en décomposition y est couchée sur la claie, vivisectée, mise à nue - cette démence apparente de votre Des Esseintes qui pourrait bien être, après tout, un des sages de ce temps. Mais qui donc, si ce n'est vous, en très petit nombre, osera reconnaître la très-haute et très pure philosophie qu'il y a derrière les amertumes et les haines de votre pessimisme ?

A bientôt, cher ami, vous avez fait un maître-livre qui demeurera accroché comme un clou dans notre peau.
Je vous serre la main.

La Hulpe, 15 Juin 1884."