Le District des Sables Chantants.

Il était une fois, dans le désert chinois de Badain-Jaran, un village oublié qu’on appelait Zouchang. Huit vieillards y vivaient toute l’année. Ils mangeaient peu, ne parlaient pas ; assis devant leurs huttes, de l’aube au couchant, ils écoutaient. Parfois, l’un d’entre eux semblait percevoir quelque chose : il migrait en silence vers une grosse pierre au centre du village et y gravait, à l’aide d’un caillou noir, un mot. Et puis, sans hâte, il l’effaçait.

Ainsi passaient les jours à Zouchang.

Un matin, les vieillards virent arriver un homme. Il ne lui fut pas permis de dire son nom avant le coucher du soleil. Alors seulement, le doyen l’emmena sous sa hutte et le lui demanda. Je m’appelle Qiaoliang, dit l’homme ; j’ai fui le fracas des hommes et le mien. Je cherche ici quelque chose que j’ignore. Le vieillard répondit qu’il s’appelait Feng-Zi et qu’il cherchait la même chose.

En effet, il avait fondé Zouchang, tout jeune, dans un but précis : percer le mystère du District des Sables. Ici, dit-il a Qiaoliang, circule une vieille légende en laquelle les huit idiots que nous sommes croient dur comme fer. Elle raconte qu’une main, divine peut-être, aurait gravé sur le sable des dunes qui nous entourent un tracé unique. Le vent, en y passant, chante ; et ce chant raconte une histoire. La légende précise néanmoins qu’il faut, pour l’entendre, se tenir proche de la plus élevée de ces dunes.

Ils sortirent. L’air glacial prenait en poing leurs poumons. Feng-Zi montrait du doigt une masse non loin du village : là-bas, dit-il, tout contre la dune, il nous serait possible d’entendre le chant avec précision. Mais la légende a une dernière farce : le chant s’élève a condition qu’aucune trace ne vienne souiller le tracé des dunes ; si le moindre grain s’y déplace, le chemin du vent en sera perturbé, et il se taira.

Ainsi nous restons à Zouchang, espérant que l’un de nous saisisse un jour, a défaut du chant lui-même, un mot égaré.

Ils retournèrent s’asseoir dans la hutte. Qiaoliang observait le visage du vieux dont les petits yeux noirs, cernés de rides, disparaissaient sous le poids des paupières. Il lui sembla que Feng-Zi, a force de se taire, avait mué : la bouche aux lèvres déjà fines se repliait sur elle-même dès lors qu’il ne parlait plus ; tandis que les oreilles aux lobes lourds, aux sillons profonds, étaient énormes.

Tel que tu me vois, reprit l’homme, je suis comme les sept compagnons qui m’ont rejoint a Zouchang : vieux. Tanné par les brûlures du soleil et du givre. Résigné. Mais il y a eu une époque où nous cherchions activement à percer ce mystère ! L’un d’entre nous, Suidao, a un jour proposé, puisque la surface du sol nous était interdite, de passer en-dessous. Nous avons creusé trois ans et, une fois sous la dune, attendu a nouveau trois ans que le vent remette chaque grain de sable a sa place. Peine perdue ! Si près de la dune, n’importe quel souffle un peu rauque, n’importe quel aliment mâché, perturbait leur équilibre…

Qiaoliang se taisait. Le cou de Feng-Zi ondulait dans un complexe entrelac de rides brunes. Eh bien, reprit-il, si le sous-sol n’allait pas, le ciel irait peut-être ! Un autre chercheur, Tiankong, s’est rendu au District muni de deux minces ailes de toile aux bras. Il a passé un jour entier à battre des bras juste au-dessus de la dune, l’oreille tendue… Il est probable que le simple mouvement de ses ailes ait suffit à perturber la marche du vent – ou bien aura-t-il, par mégarde, déplacé quelques grains en moulinant… Au soir il est rentré bredouille.

Nous eûmes une sombre période : dix ans, pendant lesquels il ne se passa rien. Badain-Jaran est un néant immense. Zouchang n’existe pas sur les cartes. J’aime la solitude, comme les autres, mais une visite ou un bruit est parfois ce qu’il faut à la méditation pour atteindre un autre stade… La troisième – et dernière – idée est venue de Shui-Ting, l’homme qui t’a accueilli tout à l’heure. La légende commande de se tenir proche de la plus haute dune pour entendre le chant : c’est donc proche du chant, et non de la dune, qu’il est important d’être. Il a fabriqué un cornet acoustique en os a partir des squelettes d’animaux que nous trouvons régulièrement autour du village. Et puis…

Feng-Zi fit une pause et fixa de ses yeux, soudains rieurs, le visage avide de Qiaoliang.

Et puis rien ! Nous nous sommes assis, j’ai porté le cornet à mon oreille, tourné vers la grande dune. Au bout d’une heure, il m’a semblé entendre quelque chose, un crachotement, l’ébauche d’un mot. Je l’ai noté, fébrile, sur la pierre du centre… nous avons répété la chose des jours, des semaines durant. Aucun d’entre nous n’entendit plus rien. Shui-Ting a émit une hypothèse : le chant doit être entendu par l’oreille humaine et rien d’autre. Aucun matériau, fût-il bois, métal ou or, ne peut en rendre la perfection. J’ai effacé le mot sur la pierre, de peur d’avoir menti. Le District des Sables m’avait une dernière fois refusé son secret.

Le matin se levait sur Zouchang et Qiaoliang partit dormir.

Au troisième jour de sa venue au village, Tiankong, l’homme qui avait survolé la dune, mourut comme il avait vécu : assit devant sa hutte, l’oreille tendue. Il s’affaissa sans bruit et son corps, dans l’instant, rejoignit le coulis du sable sans effort. Feng-Zi y vit un présage et offrit à Qiaoliang de prendre sa hutte : ce fut de cette façon qu’il rejoignit les chercheurs du District des Sables.



Z 26 06 14

Tout d'abord, merci de nous avoir offert un nouveau texte, ça me fait toujours plaisir de te lire.

Un plume légère qui raconte.

Du texte , j'ai envie de dire que tout d'abord, il tient en haleine.
J'avais, bien sur, envie de savoir.

Au 1er  degrés, l'histoire pourrait être vue comme une coutume.

Au second degrés, ça serait, à mes yeux, une petite leçon
pour l'humain .
" Savoir, écouter et surtout entendre ce qui échappe"

J'ai ressenti comme un petit coup de pouce qui disait :

-" profite de ce qui t' entoure, de ce que la vie offre et
n' attends rien, si tu ne fais rien.

Même si je suis probablement partie dans mes propres
délires en lisant ta nouvelle, j'y ai pris un bien grand plaisir.

Tu as toujours eu cette belle écriture qui enchante.

Là, je suis enchantée de te lire.

MERCI